14
Samuvel
Je revins en milieu d’après-midi, l’esprit ailleurs. Je savais désormais, hors de tout doute, que je voulais me rendre là-bas, mais j’étais terrifiée par ce qui m’attendait. Trop de pièces du casse-tête manquaient. En fait, si j’analysais les choses avec réalisme, je devais me rendre à l’évidence : je ne savais pratiquement rien, que des semi-vérités. Mes lectures manquaient cruellement de faits établis, en dehors des annotations de Miranda, et tout semblait tellement invraisemblable. Je soupirai d’exaspération en me garant dans l’allée menant à la maison et ramassai mon bagage distraitement. Je gravis les marches et lançai un bonjour retentissant.
Hilda apparut bientôt dans la cuisine, visiblement ravie de mon retour. Nous discutâmes du peu que j’avais appris, et elle me demanda des nouvelles de Nancy. Tatie n’avait jamais entendu parler de cette famille maudite, ni de la présence de cette Myriam dans notre monde humain. Nous établîmes finalement un résumé du peu que nous savions, puis nous regardâmes l’éventualité de mon départ par rapport à ce que je devrais encore savoir avant de partir. Nous en vînmes assez rapidement à la conclusion que si j’attendais d’avoir tous les éléments nécessaires à la réalisation de cette bizarrerie, autant dire que je ne partirais jamais. Tatie demeura un long moment silencieuse après que nous eûmes terminé, mais je ne le remarquai pas immédiatement. Quand je m’aperçus qu’elle ne répondait pas à ma dernière question, je levai la tête et vis qu’elle était perdue dans ses pensées. J’attendis patiemment qu’elle se ressaisisse. Elle émergea finalement et m’adressa la parole, le regard trouble.
— Il y a encore une chose qu’il serait important que tu saches avant de partir…
Elle laissa sa phrase en suspens, comme si le temps pouvait la compléter pour elle…
— Le père de ta mère venait de ce monde lointain qui t’attire tant…
C’était bien la dernière révélation à laquelle je m’attendais aujourd’hui ! Surtout qu’Hilda avait éludé la question lorsqu’elle m’avait dit qu’elle était la mère biologique de la mienne, en me faisant promettre de ne vouloir en savoir davantage. J’avais tenu ma promesse facilement, trop de choses ayant occupé mon esprit depuis pour que je m’attarde à cette composante du problème. Par ailleurs, j’avais cru que l’homme venait de Saint-Joseph-de-la-Rive et ce seul fait suffisait à l’éloigner de mes recherches. Qui sait ? Ce nouvel élément pourrait changer la donne une fois sur place. Je réfléchis à toute vitesse, oubliant presque la présence de Tatie, et réalisai que j’aurais dû m’en douter. Miranda avait échoué à mettre au monde une Fille de Lune en partageant le lit d’un homme de mon monde, alors pourquoi ma tante aurait-elle réussi ?
Lorsque je la regardai enfin, la douleur voilait son regard et une infinie tristesse s’était emparée d’elle. Je compris qu’elle n’était pas tout à fait prête à dévoiler cette partie de l’histoire, mais que la quasi-certitude de mon départ prochain ne lui donnait pas vraiment le choix. Elle me dit simplement qu’elle avait besoin de quelques heures, seule avec ses souvenirs, avant de tout me révéler. Puis elle s’éloigna.
Je l’avais vue, par la fenêtre du deuxième, se diriger vers le sentier derrière la maison et disparaître dans les bois. Je savais que c’était dans cette nature qu’elle se réfugiait lorsque la vie lui jouait de bien mauvais tours. Je la regardai s’éloigner, de tout cœur avec elle.
Elle reparut peu avant dix-huit heures. Elle se prépara un sandwich sans dire un mot, se versa un verre d’eau et sortit sur la galerie. C’est dans sa chaise berçante que je la rejoignis peu après, un peu inquiète.
— Je suis désolée de te bousculer ainsi, énonçai-je simplement.
Il n’y avait d’ailleurs rien d’autre à ajouter. Je me sentais coupable de lui faire dire ce qu’elle n’avait manifestement pas envie de raconter.
— Non, c’est moi qui le suis, Naïla. J’aurais dû savoir que le peu d’informations que je donnais ne suffirait pas et que je devrais rectifier les faits, tôt ou tard. J’ai naïvement cru que ce ne serait pas nécessaire, que tu ne choisirais jamais de partir. J’ai joué à l’autruche et j’ai eu tort.
Ne sachant que dire, j’attendis la suite. Le regard de ma tante se porta au loin, vers le fleuve où avançait lentement, à contre-courant, un pétrolier. Elle soupira si fort que mon cœur se serra, et je faillis lui dire de laisser tomber, que je pourrais très bien vivre sans savoir. Une petite voix me soufflait pourtant que cela me serait maintenant impossible. Trop de questions resteraient sans réponse et, loin de s’éclaircir, le mystère ne ferait que s’épaissir.
— Le récit que je vais te faire aujourd’hui n’a rien d’un conte de fées moderne, même s’il en possède de nombreux éléments, parce qu’il finit bien mal. Si j’ai gardé ces informations pour moi, tout au long de ces nombreuses années, c’est parce que je savais pertinemment, tout comme tu le sais également, que personne ne prêterait foi à mon histoire. Je ne voulais surtout pas finir mes jours dans un hôpital d’aliénés… Ma propre mère et plus tard ma fille avaient eu droit à ce traitement de paria et de misère, et je ne rêvais nullement de marcher dans leurs traces de ce point de vue.
La sirène de départ du traversier se fit entendre au loin et je tournai la tête dans cette direction. La marée descendait doucement, au rythme des vagues, et le vent du large soufflait à peine. C’est sur cette vision annonciatrice des beaux jours qu’elle commença, replongeant dans son propre passé.
— C’était en 1955. J’avais dix-huit ans et plusieurs prétendants. Je refusais obstinément les responsabilités et les devoirs des jeunes filles de mon époque ; je voulais m’amuser. Le féminisme commençait très lentement à poindre et j’étais convaincue d’avoir la vie devant moi. En fait, je voulais m’instruire et les tâches de la femme au foyer ne me disaient rien du tout. J’étais rebelle et la seule personne qui pouvait me faire entendre raison, c’était Joshua et encore… Il devait y mettre une bonne dose de persuasion. J’adorais par-dessus tout me promener sur la grève, admirant les marées. Ces dernières exerçaient sur moi une sorte de magnétisme, une attirance. Je pouvais rester des heures entières, perdue dans la contemplation de l’horizon, des vagues et du ressac. J’y avais passé la plus grande partie de mon adolescence et je ne m’en lassais toujours pas. Je crois que tu comprendras aisément ce que je veux dire puisque tu m’es en tous points semblable.
Elle me sourit. Oui, je savais mieux que quiconque les sentiments qui avaient dû l’habiter et la griser dans sa jeunesse. Cette liberté et ce bonheur tranquille que l’on aurait voulu préserver indéfiniment, mais qui finissaient toujours par nous quitter, nous laissant durement affronter la vie… Nous soupirâmes à l’unisson et éclatâmes finalement de rire. Il me vint soudain à l’esprit que j’aurais dû me rendre compte bien avant que nous nous ressemblions beaucoup trop pour qu’elle soit seulement ma tante. Si… Si… Avec des « si », on mettrait Paris en bouteille. Je ne pouvais pas revenir en arrière, de toute façon.
— Un soir où la lune était pleine, reprit-elle, alors que l’eau s’était fortement retirée, je flânais sur la grève, cherchant un prétexte pour ne pas rentrer. Je savais que mon frère m’attendait de pied ferme à la maison et je n’avais nulle envie de le rejoindre. J’avais refusé d’aller occuper un emploi très intéressant à la Malbaie. De plus, j’avais osé évincer un énième « prétendant sérieux », comme se plaisait à les appeler Joshua, et je ne tenais pas à lui expliquer pourquoi. Je savais qu’il me parlerait également de Charles Bouchard et je préférais éviter cet épineux sujet. Bref, toutes les raisons étaient valables pour étirer le temps. Je regardais au large lorsque j’aperçus quelqu’un. La mince silhouette, au loin, me fit frissonner. Personne ne péchait au large à une heure aussi avancée, les touristes étaient rares en ce temps-là et ma manie des marées était une étrangeté que je ne partageais avec personne, ici au village. Je savais pertinemment que certains me prenaient au mieux pour une paresseuse qui fuyait ses responsabilités, au pire pour une illuminée. D’autres murmuraient même que l’on ne tarderait pas à m’enfermer, comme ma mère avant moi…
Elle haussa les épaules pour me montrer qu’elle n’y pouvait pas grand-chose à l’époque. Les gens étant ce qu’ils sont…
— J’aurais pourtant juré que j’étais seule un instant auparavant. Je connaissais ces berges comme ma poche, de même que tous les chemins qui y conduisaient. J’aurais certainement remarqué cette présence avant qu’elle ne soit si loin au large, surtout sur une étendue aussi nue. Je décidai donc d’attendre, afin de voir qui pouvait bien se promener si tard.
Ma tante sortit un instant de sa transe et me regarda d’un air triste et résigné. Je savais trop bien ce que signifiait être différente des autres, ne pas entrer dans le moule de son temps. Je savais également que cette impression d’être seule et incomprise ne s’estompait jamais vraiment, même des années plus tard.
— Mon attente fut de courte durée puisque, dix minutes plus tard, l’inconnu n’était plus qu’à quelques mètres de moi. Il titubait et semblait avoir le plus grand mal à rester debout et à conserver son équilibre. Il était entièrement vêtu de noir et une longue cape lui descendait aux chevilles. Ses cheveux longs et pâles contrastaient avec sa tenue sombre. De grande taille, il devait mesurer un bon mètre quatre-vingt-dix, il marchait la tête basse. Je ne sais s’il me vit derrière la goélette ou s’il sentit ma présence, mais il s’arrêta soudain, regardant nerveusement autour de lui. Il était trempé et son corps, secoué de frissons. Des morceaux de glace flottaient encore, ici et là, à la surface du fleuve. Je me dis qu’il avait toutes les chances d’être malade avant longtemps s’il ne se réchauffait pas immédiatement. Je ne sais si c’est de l’altruisme ou plutôt la possibilité d’imposer une diversion à mon cher frère, mais, en un instant, ma décision fut prise et je sortis de l’ombre pour m’approcher de lui. Il sursauta en me voyant et regarda autour de lui, semblant craindre de voir arriver toute une horde. Je lui souris néanmoins, et il me le rendit. Maintenant que je le voyais de près, je constatai qu’il était jeune, beau et fort bien bâti ; on pouvait deviner sa puissante musculature sous ses vêtements trempés qui lui collaient à la peau. À cet âge, on se pâme rapidement pour les beaux garçons, surtout lorsque les nouveaux sont rares, comme dans ce petit village perdu de la rive nord du fleuve. Je ne sais ce qui me passa par la tête, mais je lui offris de me suivre jusque chez moi pour se sécher. Il acquiesça d’un signe de tête et je me mis en route, l’inconnu sur mes talons. Nous fîmes le trajet en silence et ne mîmes pas longtemps à gagner la maison. J’avais l’étrange impression de cheminer avec un survenant et je me surpris à me demander si ce n’était pas un grand amour, comme celui qu’Angélina Desmarais avait finalement perdu, que je ramenais ce soir-là à la maison.
Je souris à l’évocation de ce roman des années 1940, qui avait eu son heure de gloire à la radio, et je compris enfin la fascination de Tatie pouf cette histoire. Elle me rendit mon sourire, sachant vraisemblablement ce qui m’avait traversé l’esprit, mais elle préféra ne pas s’y arrêter.
— Mon frère, qui entendit la porte d’entrée s’ouvrir en grinçant, se chargea de me ramener sur terre en se lançant immédiatement dans une tirade qui s’annonçait longue et ennuyeuse, puis il se retourna et se rendit compte que je n’étais pas seule. En fait, la stupeur sur son visage se mua rapidement en méfiance, et il dévisagea l’inconnu. Il savait pertinemment que ce n’était pas un homme du village, ni des villages environnants non plus. Il resta un court instant sans voix, regardant alternativement ma propre personne et ce jeune homme. Puis, sa décision prise semble-t-il, il offrit le gîte et le couvert à mon compagnon, de même que des vêtements secs puisés dans sa garde-robe. Si son sens de l’hospitalité demeurait ainsi intact aux yeux de ceux qui apprendraient les faits, sa demi-sœur ne faisait pas partie des présents à offrir. De fait, il m’agrippa par un bras et m’entraîna sans ménagement jusqu’à ma chambre, au deuxième. Là, j’eus droit à un discours sur le danger que représentait un inconnu pour une jeune fille de mon âge, des sévices de toutes sortes que j’avais probablement évités de justesse, et que je n’étais qu’une écervelée pour m’être promenée avec un étranger, le soir de surcroît. Et si quelqu’un m’avait vue ? Que dirait-on de moi au village, le lendemain matin, et de mon frère surtout, qui était incapable de retenir chez lui sa délurée de sœur et patati et patata. La diatribe n’en finissait plus et le ton montait dangereusement. C’est finalement la femme de Joshua qui y mit fin en rappelant à son mari qu’il y avait un étranger dans la cuisine et que cette scène ne ferait sûrement pas très bonne impression sur lui. Cet argument de poids suffit à raisonner mon frère, qui redescendit d’un pas lourd au rez-de-chaussée, non sans m’avoir préalablement consignée dans ma chambre pour la soirée. Pour ma protection, semble-t-il. Peuh ! Quand on est jeune, on craint peu de choses et c’était mon cas.
Je claquai bruyamment la porte de mon antre et collai rapidement l’oreille au plancher. Ma chambre était juste au-dessus de la cuisine et je ne voulais rien manquer de la suite des événements. Mon frère posa les questions d’usage en la circonstance et les réponses furent quelque peu étranges. Enfin, pour moi, à l’époque, elles l’étaient. L’homme refusa de dire d’où il venait et où il comptait se rendre, alors que la politesse la plus élémentaire dictait des réponses franches de sa part. Il se contenta de révéler qu’il se prénommait Samuvel, qu’il cherchait sa jeune sœur, disparue depuis quelques jours avec un jeune homme de sa connaissance qu’elle désirait épouser. Il raconta que ses parents étaient morts d’inquiétude et qu’il s’était proposé pour faire le tour des villages des environs. La voix de Joshua était chargée de méfiance lorsqu’il lui répondait. Je savais que mon frère flairait le mensonge à des kilomètres à la ronde. On voyageait peu encore dans les années 1950, et il y avait trop de temps morts dans le court récit de l’inconnu pour qu’il soit vrai. Il semblait sans cesse chercher ses mots, et son étrange accent ne ressemblait à rien de ce que j’avais entendu jusque-là. Mon frère lui réitéra tout de même son offre de gîte pour la nuit, mais dans la cuisine d’été. Je savais qu’il verrouillerait la porte contiguë, à double tour, pour plus de sécurité. Notre étrange visiteur n’ajouta pas un mot et alla se coucher tôt, après avoir soupé.
Tatie prit une longue gorgée d’eau, avant de poursuivre son récit.
— Le lendemain matin, je fus debout à l’aube, incapable de me rendormir. Mon cloître forcé ne pouvait durer éternellement et je mourais d’envie de voir notre visiteur de plus près. Je descendis préparer le déjeuner et Mireille me rejoignit bientôt devant le fourneau. Elle parlait peu et semblait nerveuse, jetant sans cesse des coups d’œil inquiets vers la porte de la cuisine d’été. Elle se demandait manifestement à quel moment Samuvel allait faire son apparition. Je la soupçonnais d’espérer que son mari serait levé bien avant ou que notre visiteur aurait disparu pendant la nuit. De fait, lorsque Joshua fit son entrée, quelques minutes plus tard, je perçus immédiatement un relâchement dans sa posture tendue et elle laissa échapper un soupir de soulagement. Mon frère s’assit à la table et pris son déjeuner, sans piper mot. Il se contenta de me regarder à la dérobée, cherchant probablement à lire mes intentions sur mon visage. Je fis mine de ne rien voir et continuai de vaquer à mes occupations. Je le sentais tendu lui aussi. Il semblait sur le point de dire quelque chose, lorsque la poignée de la porte mitoyenne tourna et que notre visiteur entra. Il avait les cheveux en bataille, les vêtements fripés et sa barbe naissante lui donnait l’air franchement moins amical que la veille au soir. Il me regarda en premier, et c’est à ce moment seulement que je remarquai un détail troublant, qui me donna la chair de poule. Ses yeux avaient chacun leur couleur propre ; l’un était d’un bleu foncé, presque noir, alors que l’autre était d’un vert émeraude brillant et irréel. Je n’avais entendu mentionner qu’une seule fois des yeux comme les siens : ceux de ma mère. Mon père n’en parlait que très rarement ; il disait qu’ils portaient inévitablement malchance à ceux qui en héritaient à la naissance et mettaient mal à l’aise les gens qui les côtoyaient. Les yeux de ma mère, par contre, étaient bleu et brun.
Tatie se tourna vers moi.
— Mon frère, qui s’en souvenait très bien, m’avait souvent répété, en te voyant grandir, qu’ils étaient étrangement semblables aux tiens et que ce ne pouvait être bon signe, compte tenu du passé de ma mère…
Tatie s’arrêta un instant pour manger une bouchée, mais aussi pour regarder ces yeux si étranges qu’étaient les miens. Elle savait que j’avais fait des recherches lorsque j’étais plus jeune pour en découvrir l’origine. J’avais fait une crise magistrale, à l’âge de douze ans, pour que ma tante me permette d’avoir un verre de contact, un seul, pour dissimuler aux yeux de mes camarades, avant mon entrée au secondaire, cette anomalie dont la nature m’avait dotée. Par chance, contrairement à bon nombre de gens, cette caractéristique n’était, chez moi, accompagnée d’aucune maladie. J’avais en effet appris que l’hétérochromie était un symptôme possible de diverses maladies plus ou moins rares. Étrangement, je n’en avais aucune. Mais, à l’adolescence, le simple fait d’être différent suffit souvent à nous mettre à l’écart ; ma tante avait finalement accédé à ma demande. Ce n’est qu’à l’université, sur les conseils de Francis, que j’avais accepté de ne plus cacher cette particularité. Il trouvait que cela me donnait un charme unique et une raison d’être fière de ce que j’étais. Comme je manquais alors cruellement de confiance en moi, cette acceptation tardive de mon regard dérangeant me permit d’acquérir cette assurance qui me faisait défaut.
— Tu es dans la lune, ma chérie…
Je revins sur terre, tirée de ce voyage dans le passé par une Hilda légèrement inquiète.
— Je repensais seulement à cette époque où j’avais tant de difficulté à vivre avec ces yeux dissemblables. Cela me semble si loin aujourd’hui ; j’ai l’impression qu’il s’est écoulé un siècle ou deux depuis mon adolescence, alors que c’était il y a une dizaine d’années seulement. C’est étrange comme le temps ne s’écoule pas toujours de la même façon, selon ce qui le meuble.
— Oui, je sais, soupira Hilda.
— Je t’en prie, continue, dis-je à Tatie. J’ai hâte de connaître la suite.
— Où en étais-je ? Ah, oui ! Ses yeux…
Je détournai rapidement les miens pour cacher mon trouble et ne pas être témoin du sien, me concentrant exagérément sur le fleuve. Il se proposa pour donner un coup de main aux corvées, avant de descendre au village pour voir si quelqu’un n’aurait pas aperçu cette sœur dont il avait parlé la veille. Joshua grogna quelque chose qui ressemblait à un assentiment. Finalement, ce n’est qu’en fin de matinée qu’il partit. Mon frère lui avait proposé de revenir le soir, s’il le voulait, lui disant qu’il pourrait continuer son périple le lendemain, s’il s’avérait qu’il soit revenu bredouille. Il n’avait pas répondu, se contentant de hocher la tête. Sitôt l’homme parti, mon frère était retourné à ses occupations. J’exécutai mes tâches en un temps record et je filai ensuite à mon tour vers le village, avant que Joshua n’ait pu faire quoi que ce soit pour m’en empêcher. De toute manière, je crois que son impression première sur notre visiteur s’était modifiée en sa faveur et qu’il ne verrait pas d’inconvénients, enfin pas trop, à ce que ce dernier croise mon chemin, en plein jour surtout. Ayant jeté un coup d’œil à la rue principale sans l’apercevoir, je me préparais à partir à sa recherche sous un quelconque prétexte lorsqu’Anaïs Langlois sortit du magasin général en compagnie de sa fille. « Je t’interdis de t’approcher de cet étranger. Tu m’entends, Bélinda ? On ne sait pas d’où il vient, ni s’il est respectable. Avec des yeux comme les siens, mieux vaut se méfier. Viens, prévenons les autres de sa venue. Mme Tremblay le retiendra bien assez longtemps au magasin pour nous permettre de prendre de l’avance. » Et elle se lança, tout en marchant, dans un monologue sur la façon de reconnaître un homme digne de confiance parmi tous ces jeunots dangereux qui peuplaient supposément les environs, etc, etc. Ma quête serait donc de courte durée ; restait à trouver une raison de l’aborder. Je cherchais fébrilement lorsqu’il poussa la porte et m’interpella. Je sursautai et rougis comme une écolière prise la main dans le pot de biscuits. Il me demanda malicieusement : « Votre frère sait-il que vous êtes ici ? » Déjà intimidée, j’étais devenue carrément cramoisie, incapable de défendre ma présence, alors que je n’avais pas l’habitude d’avoir la langue dans ma poche. La question qu’il me posa ensuite me prit au dépourvu ; il voulait savoir si je connaissais un endroit où nous pourrions bavarder tous les deux, sans constamment attirer les regards. « Je pense que je suis un peu trop voyant pour rester ainsi au milieu du village », me dit-il. Je me souviens d’avoir ri. Il détonnait effectivement beaucoup et je craignais que la mère Langlois ne rapplique bientôt avec des renforts pour chasser l’intrus, avant qu’il ne devienne une menace pour la vertu des pauvres filles innocentes. Je décidai donc de le conduire à une petite chute, en suivant le chemin de fer vers Baie Saint-Paul, celle que l’on appelle aujourd’hui la chute Simon. Je savais que nous y serions tranquilles. En route, j’aurais voulu lui poser un tas de questions, mais j’étais encore trop intimidée par sa taille, son accent et son étrange regard.
Je pouvais presque voir ma tante sur ce chemin quelque cinquante ans plus tôt. J’avais l’impression de refaire ce bout de route avec eux, de revivre ces événements passés. Le timbre de sa voix changea soudain et je compris que nous étions rendues à un moment important de son récit. Je fus plus attentive, si tant est que la chose soit possible. Tatie avait oublié ma présence, ses yeux lointains revoyaient des images connues d’elle seule. Je l’écoutais, fascinée.
— La voie ferrée était longée, d’une part, par le fleuve et, de l’autre, par une étroite bande d’arbres qui se muait progressivement, à mesure que l’on s’éloignait plus haut vers la droite, en un flanc de montagne plus ou moins escarpé, selon les endroits. Nous arrivâmes bientôt à une petite clairière, où coulait, à travers la roche, une source d’eau claire. Il se désaltéra, puis s’assit par terre dans l’herbe et me dévisagea. Il n’avait pas dit un traître mot depuis le magasin général. Je me sentais soudainement idiote, et inquiète par-dessus le marché. Il parla finalement mais, à ses curieuses révélations, je me dis que j’aurais préféré le silence.
Tatie soupira et termina la première moitié de son sandwich en silence.
— Tu sais, Naïla, c’est étrange de revivre tout cela aujourd’hui avec toi. La situation me paraît toujours aussi irréelle après toutes ces années…
J’aurais voulu lui poser des questions, lui demander comment on se sentait, seule face à un inconnu aussi étrange, si elle avait eu l’impression de le connaître ou la certitude qu’elle pouvait lui faire confiance, et plusieurs autres encore, mais je me retins. Je ne voulais surtout pas que ma curiosité mette prématurément fin à son histoire.
— En gros, il me dit qu’il venait de très loin, beaucoup plus loin qu’on ne pouvait l’imaginer et que c’était moi qu’il cherchait. Il avait sorti de sa poche une photo en noir et blanc de moi, datant de trois ans environ. Les coins cornés et les plis qui parcouraient le portrait témoignaient d’un périple difficile ou de multiples changements de mains. Je restai bouche bée devant ce petit carré de papier puisque je savais pertinemment qu’il n’en existait qu’un seul exemplaire. À ma connaissance, il aurait dû se trouver dans l’album de famille, fort peu garni, du salon de mon demi-frère. Je ne savais pas quoi dire et je le regardais sans comprendre. Je ne sais plus qui, de lui ou de moi, rompit le silence, mais il s’écoula un long moment où plus rien ne se passa. Je me souviens lui avoir demandé comment il était entré en possession de ce portrait. Il me répondit simplement qu’il y avait bien des choses que j’ignorais et qu’il n’était pas du tout certain d’être la personne la mieux placée pour me mettre au fait de ce que je ne savais pas. Je lui demandai tout de même ce qu’il avait l’intention de faire maintenant qu’il m’avait retrouvée. À ce moment-là, mes mains tremblaient et je me demandais si je ne devais pas tout simplement fuir. Je dois cependant avouer que je ressentais une attirance étrange pour ce jeune homme. Il dégageait une force que je n’avais jamais perçue chez aucun des garçons que j’avais rencontrés jusque-là. Je ne pouvais me résoudre à l’abandonner là, comme si une part de moi comprenait que ma place était à ses côtés. Tu sais, Naïla, à mesure que je revis ces instants, je retrouve cette sensation de sécurité et de confiance que j’ai ressentie alors et qui n’avait aucune commune mesure avec le fait que j’étais face à un étranger dont je ne savais rien.
J’observai ma tante en silence, tentant de m’imaginer dans la même situation, à la même époque, et je compris que ce devait être extrêmement étrange. D’un autre côté, jamais je n’aurais cru que Tatie puisse être aussi peu encline à respecter les traditions et la manière de vivre de son temps. Qu’elle prenne autant de risques et de liberté me stupéfiait ! J’avais toujours vu en elle une ancienne religieuse un peu prude et ignorante de la complexité des relations sentimentales. À la lueur de ce que je croyais être la suite de son récit, je devais réviser mes positions. Elle souriait, attendant toujours que je sorte de ma réflexion.
— Je préfère ne pas savoir ce que tu es en train d’imaginer sur mon compte…
Je me sentis rougir jusqu’à la racine des cheveux et son sourire s’élargit.
— Je constate que je peux toujours lire dans tes pensées. Mais permets-moi de terminer mon récit avant que tu ne te lances dans de trop grandes spéculations.
Je lui souris à mon tour.
— Je me souviens de ses tentatives pour m’expliquer, très succinctement, mon importance dans une certaine prophétie dont j’ai oublié la teneur exacte. Pour être franche avec toi, je n’avais rien découvert encore de mes origines véritables et je croyais qu’il me relatait cette histoire à dormir debout pour me séduire ou se rendre intéressant. Je n’écoutais qu’à moitié, le regard perdu dans ses yeux dissemblables, mais combien magnifiques. En fait, je crois que je me fichais éperdument de ce qu’il pouvait raconter, j’étais tout simplement sous le charme. Rapidement lasse de ses bavardages, que j’aurais dû écouter attentivement – mais je ne m’en suis rendu compte que bien des années plus tard – je me suis approchée et je l’ai embrassé.
C’était au tour de ma tante de rougir à ce souvenir. La scène était assez cocasse.
— Je te serais reconnaissante de ne pas faire de commentaires…
Je me contentai donc de sourire à pleines dents, les yeux pétillants de malice. Elle fit mine de ne pas le remarquer.
— Toujours est-il que la tournure des événements a dû lui convenir puisqu’il a répondu avec enthousiasme à cette attaque inattendue. La suite n’a rien de bien extraordinaire. Il a fini par avouer à Joshua ne pas chercher sa sœur, mais plutôt un endroit où rester pour quelque temps. Je ne sais pas ce qu’il lui a raconté exactement, mais ce devait être assez convaincant puisque mon frère a accepté de l’héberger pour une période indéterminée. Il nous fut d’une grande aide pour les animaux et l’entretien de la ferme et des bâtiments au cours des trois mois où il resta chez nous. Sa présence a plus d’une fois fait jaser dans le village, mais il semblait imperméable aux méchancetés qu’il entendait et aux chuchotements incessants sur son passage. Nous avons développé une relation en cachette, dont je n’ai pas l’intention de te parler en détail. Je sais que tu comprendras que je désire conserver ces souvenirs pour moi seule. Tu as seulement besoin de savoir que je me suis rapidement retrouvée enceinte, mais que Joshua a d’abord soupçonné Charles Bouchard parce que nous nous voyions déjà au moment de l’arrivée de Samuvel à la maison. Par ailleurs, mon frère nous avait surpris à quelques reprises auparavant, Charles et moi, dans la tasserie, en train de nous embrasser un peu trop passionnément à son goût.
Sa voix changea soudain. Je levai les yeux vers elle et je vis son regard se noyer doucement. Cela lui arrivait si souvent ces derniers temps que j’eus peur un instant qu’à force de ressasser de vieux souvenirs cette mélancolie ne finisse par devenir permanente. Je m’obligeai à chasser ces sombres pensées de mon esprit.
— Préfères-tu que nous en reparlions une autre fois, Tatie ? lui demandai-je avec douceur.
— Non. Ça ira… Le temps presse et je pense qu’il vaut mieux que je termine maintenant, au cas où je n’aurais pas le courage de revenir sur le sujet plus tard. C’est juste que je me rends compte que le passage du temps ne parvient jamais à guérir totalement certaines blessures…
Je regardai au loin, laissant les minutes s’écouler, le temps que Tatie se ressaisisse. Je comprenais mieux que quiconque que certaines plaies ne cicatrisent qu’en surface, laissant dessous une douleur quasiment perpétuelle. Je me doutais qu’il avait dû repartir pour son monde étrange et que c’est ce qui avait brisé le cœur de Tatie. Je me demandais ce que j’aurais moi-même fait lorsqu’elle amorça la dernière partie de son récit.
— Un soir, au début du mois d’août, je lui ai avoué que je croyais être enceinte. Je savais que je me retrouvais dans une situation précaire et je craignais sa réaction. Si cette dernière ne fut pas celle que je redoutais, elle ne fut pas non plus celle que j’espérais. Il ne me dit rien, tout simplement, et quitta la grange où nous étions. Je ne fis pas un geste pour le retenir sur le moment, croyant qu’il avait besoin de réfléchir, et surtout d’encaisser la nouvelle. Je te rappelle que nous n’avions jamais reparlé de l’endroit d’où il venait, ni de ce qu’était la véritable raison de son arrivée dans mon monde à moi. J’avais même chassé de ma mémoire la photo et l’abracadabrante histoire des premiers jours. Au souper, rien ne parut et il se comporta comme à son habitude avec moi. Le soir, nous nous retrouvâmes une fois de plus dans la tasserie, où nous partageâmes nos derniers moments de passion, mais je ne le savais pas encore. Nous n’abordâmes pas une seule fois le sujet de ma grossesse et je préférai faire comme si je ne lui avais pas encore appris, profitant simplement de sa présence et pensant que nous en reparlerions bien assez tôt. Par ailleurs, je me disais que le fait que nous nous soyons revus ce soir-là, quelques heures à peine après que je lui eus annoncé, voulait sûrement dire que tout irait bien et qu’il avait seulement besoin de temps pour réfléchir à ce que nous ferions. Je me trompais cruellement. Il me regarda longuement ce soir-là, mon visage entre ses mains, et je compris plus tard qu’il voulait fixer mes traits dans sa mémoire. Il me dit « Je t’aime » pour la première et la dernière fois. Je me couchai pleine d’espoir pour découvrir, au petit matin, qu’il avait disparu. Je trouvai un mot sur les balles de foin, lorsque je me rendis à la grange dans la matinée, à l’endroit exact où nous nous étions aimés la veille. Il n’y avait que trois phrases et je mis des années avant d’en comprendre la signification : « J’ai rempli la mission que l’on m’a confiée et je dois rentrer, pour éviter les représailles. Sache cependant que je t’ai réellement aimée. Puisses-tu un jour me pardonner cet abandon. Samuvel »
Les larmes roulaient à présent sur ses joues et elle ne fit rien pour les retenir.
— J’ai voulu mourir après ça. J’étais convaincue que je ne pourrais plus jamais aimer avec passion, de peur d’être trahie une fois de plus ; c’est pourquoi je suis restée chez les religieuses après mon accouchement. Je n’ai fait la paix avec cet épisode de ma vie que de nombreuses années plus tard, et c’est ta mère qui me l’a permis.
— Ma mère ?
La question m’avait échappé sous l’effet de la surprise. Je ne voyais pas ce que ma mère venait faire dans le récit d’événements survenus avant même sa naissance. Tatie m’éclaira.
— Oui, Andréa… Quand elle est revenue de là-bas, elle a refusé de discuter de son voyage, mais elle m’a remis un petit rouleau de parchemin fort endommagé, scellé par un sceau de cire. À l’intérieur, il n’y avait que cinq petits mots, mais ils me permirent de tourner la page une fois pour toutes. D’une écriture que j’avais immédiatement reconnue, malgré le temps écoulé, il était écrit : « Je ne t’ai jamais oubliée. S. » Je n’ai jamais su si elle avait rencontré son père en personne ou si le message lui était parvenu d’une autre façon et, pour être franche, cela n’avait plus la moindre importance…
Elle prit ma main dans la sienne et me regarda ardemment.
— Si jamais tu le croisais là-bas, tu veux bien lui dire que je ne l’ai pas oublié non plus ?
Je ne pus qu’acquiescer à sa demande, la gorge nouée. Je ne lui dis pas que je doutais que l’on puisse vivre, ou plutôt survivre, plus de quarante ans dans ce monde étrange, si ce que j’en savais était véridique. Il était inutile de la décevoir…